Grands architectes canadiens depuis 1800 : William Critchlow Harris
La fin du XIXe siècle est une époque de rêveurs,
parmi lesquels se trouve le prolifique architecte de
l'Île‑du-Prince-Édouard, William Critchlow Harris (1854-1913), qui
combine les éléments matériels des formes bâties avec les éléments
intangibles de la musique. Le travail de Harris est immortalisé
dans les lieux patrimoniaux de Charlottetown et d'autres petites
villes de la Nouvelle-Écosse.
Né à Bootle, en Angleterre, William Critchlow Harris
arrive en 1856 à l'Île-du-Prince-Édouard, où le paysage nourrit son
imagination. Au début des années 1870, il étudie à Halifax
auprès de l'architecte David Stirling avant de retourner à
l'Î.-P.-É. Les portraits et les photos de Harris montrent un homme
dont la ressemblance avec Vincent Van Gogh est frappante. De l'avis
général, Harris est replié sur lui-même et adore voyager en
solitaire dans les régions sauvages. Il ne s'intéresse pas aux
affaires, a un sens de la mode charmant quoique négligé et préfère
la compagnie des enfants. Il garde un célibat prolongé, menant
principalement une vie nocturne dans des chambres et des maisons
louées. Il ne gagnait pas beaucoup d'argent, mais il malgré tout
construit de nombreuses églises et plusieurs bâtiments publics
importants. Outre ses talents de dessinateur en architecture, il
joue du piano, du violon, et de la flûte, compose de la poésie et
collectionne les livres.
En tant qu'architecte, Harris est influencé par les
principes du classicisme et du romanticisme. Il se distingue par
son style qui marie des éléments de diverses sources. Ses premiers
travaux, dont le tout premier est une maison datant de 1877 appelée
Beaconsfield
(gauche), sont réalisés dans le style Second Empire. Soulignons
certains des éléments remarquables de cette résidence de style
Second Empire, comme la toiture à la Mansart, la disposition et le
style des fenêtres, les lucarnes à arc en plein-cintre et la grande
galerie qui ceinture la maison. On y observe également des
influences du style d'inspiration italienne, notamment le belvédère
au sommet du toit orné de dentelle et les hautes cheminées. Harris
s'est assuré d'harmoniser la maison avec le paysage
environnant : ce vaste manoir de 25 pièces est bien situé
sur une grande propriété, maintenant entourée d'arbres matures et
d'un spectaculaire jardin victorien, à l'entrée du parc
Victoria, à Charlottetown.
Les autres maisons conçues par Harris à la fin des
années 1870 témoignent de ses talents multiples, notamment
Watermere/Windemere
(1877, néo-gothique), Westbourne
(1877, Second Empire), et la maison H.H.
Houle (1879, Second Empire). En 1884, après l'incendie
qui ravage Charlottetown, Harris a l'occasion de concevoir certains
des nouveaux édifices commerciaux du centre-ville, dont
l'îlot Cameron
est et ouest
de style d'inspiration italienne ainsi que l'îlot
Newson. À partir de ce moment, Harris reçoit de
nombreuses demandes pour concevoir des édifices dans une multitude
de styles, par exemple le style néorenaissance (maison
Maclennan [1886]) ou néo-Queen Anne (Elmwood
Heritage Inn [1889], Villa
Hawthorn [1890] et maison William
A. Weeks [1892]). Harris est aussi l'architecte
coordonateur du bureau de
poste et de douane du pont de Montague construit selon
le style néo-roman en 1887.
La grande passion de
Harris est la conception d'églises. Au cours des années 1880,
il expérimente en s'inspirant de la tradition gothique anglaise.
Ses réalisations les plus importantes datant de cette période sont
l'imposante église
anglicane St. James (1885-1887) à Mahone Bay
(Nouvelle‑Écosse) et la chapelle All
Souls (1888 -droite) à Charlottetown, un vrai petit
bijou. Ces deux lieux de culte ont été conçus en portant une
attention particulière à la qualité sonore et à la résonnance.
Harris rêve de faire résonner les églises comme l'intérieur d'un
instrument de musique. En d'autres mots, il croit que la structure
d'une église doit combiner les matériaux et l'espace de façon à
produire de spectaculaires effets acoustiques tout en réduisant
l'écho au minimum. Harris est d'avis que l'utilisation de
différents types de bois dur contribuera à intensifier les sons
produits dans le chœur, de la même façon que l'avant et l'arrière
d'un violon permettent d'intensifier le son des cordes qui vibrent.
À ce stade de sa carrière, Harris décide d'utiliser des éléments du
style gothique français, comme les espaces intérieurs ouverts aux
surfaces courbes ou angulaires. Ces éléments architecturaux
conviennent mieux, selon lui, à son objectif de combiner
l'architecture et la musique.
Il laisse libre cours à son imagination lorsqu'il
conçoit l'église
anglicane St. Paul (gauche) en 1896. Cette église
pourrait bien être le chef d'œuvre de Harris en ce qu'elle présente
des qualités imaginatives et sonores exceptionnelles. Les
contreforts s'étendent à l'extérieur de la structure, qui est
composée de grès rouge de l'île et garnie de pierres franches de la
Nouvelle-Écosse. L'église en plan à croix latine est ornée d'un
toit à deux versants en ardoise, de pierres de garniture à
l'intérieur des pignons, d'une haute tour dont la base est ornée
d'épis, et d'une flèche surmontée d'une croix sur la section
nord-est de l'édifice. Les visiteurs devraient prêter une attention
particulière au sanctuaire octogonal et à la voûte d'ogives en bois
qui couvre le chœur et la nef. Les détails de la finition
intérieure comprennent une âme de genévrier sous le plancher du
chœur et des panneaux d'épinette et d'érable autour de cette
section. Tous ces éléments visent à améliorer l'acoustique en
offrant la meilleure clarté sonore et en faisant résonner l'église
comme une salle de concert. Le résultat final est tellement
apprécié du clergé que Harris est de plus en plus occupé : au
cours des 16 années suivantes, 22 autres églises sont
construites aux quatre coins de l'Île-du-Prince-Édouard et de
la Nouvelle-Écosse selon des plans similaires.
L'une des
plus belles réalisations de Harris durant cette dernière période
est la rénovation d'une maison, appelée Old
Place (droite), à Canning (Nouvelle-Écosse) pour le
médecin et politicien sir Frederick Borden. Bien que la
maison ait été construite dans le style néo-gothique en 1864,
Harris la transforme en une superbe résidence de style néo-Queen
Anne en 1902. Les éléments extérieurs comprennent une tour ronde et
trapue, un toit conique fortement incliné et un parement à motifs
en bardeaux de bois.
À la mort de Harris en 1913, on lui doit encore de l'argent pour
de nombreux projets et il a peu de possessions. Outre un piano à
queue et une édition reliée en cuir d'une encyclopédie de 1911, il
a quelques économies et des propriétés à Charlottetown. Son frère
écrira plus tard qu'« il vivait dans un monde de rêve, plein
d'imaginations ». Ainsi, grâce à
William Critchlow Harris, ces lieux patrimoniaux aident à
définir le paysage contemporain de l'Île-du-Prince-Édouard et de la
Nouvelle-Écosse et nous replongent dans le monde de l'imagination
victorienne.