Santé ! L’industrie du brassage et de la distillation dans l’Est du Canada
L'été est maintenant de retour, et les terrasses sont bondées de
clients qui désirent profiter des chauds rayons du soleil en
dégustant une bonne bière froide en compagnie de leurs amis. Malgré
l'attitude changeante de la société et des défenseurs de la morale
au sujet des boissons alcoolisées au fil des années, les Canadiens
prennent plaisir à « prendre un petit coup » depuis des
générations. En raison de la popularité de l'alcool, toute une
industrie s'est développée au Canada après 1850 autour de la
production, de la vente et, dans certains cas, du commerce illégal
des boissons alcoolisées. La marque laissée par les brasseries et
distilleries à grande échelle est encore visible de nos jours dans
de nombreux centres urbains de l'Est du Canada. Ces lieux
témoignent des valeurs sociales autrefois associées aux loisirs et,
pour certains, des maux qui continuent d'affliger la société
d'aujourd'hui.
Les premiers colons européens en Amérique du Nord apportent avec
eux leur goût pour les boissons alcoolisées ainsi que leurs
connaissances traditionnelles permettant de fabriquer ces produits.
En Nouvelle-France, certaines communautés catholiques créent des
brasseries dès 1620, et les colons les suivent de près en fondant
leurs propres fabriques de bière peu après. En 1668, en vertu d'une
charte royale concédée par le
roi Louis XIV de France, l'intendant Jean Talon crée une brasserie
à Québec. Après la conquête de la Nouvelle-France par la
Grande-Bretagne en 1760, les immigrants provenant des îles
britanniques continuent de créer des brasseries à petite échelle
dans les colonies des Maritimes ainsi que dans le Haut et le
Bas-Canada (aujourd'hui l'Ontario et le Québec), notamment le
célèbre brasseur John Molson, qui fonde sa propre brasserie à
Montréal en 1786. Cependant, un mouvement social au milieu des
années 1830 ralentit (mais seulement temporairement) les activités
de l'industrie des boissons alcoolisées : une croisade contre
la consommation d'alcool prône la modération.
En raison de la révolution
industrielle, qui atteint l'Amérique du Nord dans les années 1840,
l'intérêt pour l'« eau du diable » prend de l'ampleur
dans la nouvelle classe ouvrière, ce qui accroît la demande pour
les spiritueux, demande à laquelle la nouvelle économie peut
maintenant répondre ! C'est dans les milieux urbains populeux que
de grandes entreprises commerciales voient le jour, ce qui donne
lieu à la construction d'installations capables de produire des
quantités importantes de bière et de spiritueux, d'abord pour le
marché local puis, grâce à l'amélioration des moyens de transport,
pour la vente à l'échelle nationale. Toronto est l'un de ces
marchés où le paysage urbain est dominé par d'immenses complexes
aux structures imposantes, comme la brasserie Don située le long de la rivière du
même nom. Parmi les distilleries les plus prospères du pays,
mentionnons celle fondée par William Gooderham et son
beau-frère James Worts en 1837. L'une des plus importantes
distilleries du monde à l'époque, la distillerie Gooderham and Worts, aujourd'hui un
lieu historique national et un endroit branché de Toronto, connaît
une croissance soutenue pendant la seconde moitié du
XIXe siècle. Le complexe de l'entreprise comprend
plusieurs dizaines de bâtiments qui ont diverses fonctions, depuis
le traitement des matières premières
jusqu'à l'entreposage des produits destinés à l'exportation. De nos
jours, Gooderham and Worts n'est plus une distillerie, mais les
délicieuses bières artisanales de la brasserie Mill Street sont
maintenant produites dans les entrepôts de cet endroit patrimonial
et savourées par la population.
L'industrie de la distillation au Canada a également acquis une
renommée grâce aux efforts de Joseph E. Seagram, qui achète les
moulins et la distillerie Granite de Waterloo, en Ontario, en 1883
et rebaptise l'entreprise distillerie J.E. Seagram. Seagram est un
brillant entrepreneur qui comprend le potentiel promotionnel des
marques de commerce. Son whiskey nouvellement distillé, le
Seagram's '83, fait l'objet d'une mise en marché très réussie au
Canada et aux États-Unis. De nos jours, la marque Seagram's est
connue mondialement.
Un autre nom connu et célébré depuis longtemps dans l'industrie
de l'alcool au Canada est Alexander Keith. Après avoir appris l'art
du brassage en Écosse, Keith immigre à Halifax en Nouvelle‑Écosse à
l'âge de 22 ans. Il fonde sa propre brasserie en 1822, et celle-ci
prend de l'expansion en 1837 grâce à la construction d'un grand
bâtiment de pierre ferrugineuse près du bord de la mer à Halifax.
Keith est non seulement un maître brasseur, mais également un
politicien apprécié, et sa magnifique demeure, Keith Hall,
construite en 1863 et reliée à sa brasserie par un tunnel, témoigne
de sa position dans la société. La demande pour les boissons alcoolisées à
Halifax persiste malgré les efforts visant à éliminer la
consommation de l'eau-de-vie à la fin du XIXe siècle.
Alexander Keith s'éteint en 1873, mais son œuvre demeure vivante
grâce à Keith Hall and Brewery, qui existe encore
aujourd'hui.
Autre bâtiment qui confirme les racines profondes de la
consommation d'alcool dans les Maritimes : les voûtes à vin Newman, situées à St. John's, à
Terre-Neuve-et-Labrador. Les voûtes à vin ont été créées au début
du XIXe siècle par Newman and Company pour y faire
vieillir du porto importé du Portugal. Bien que d'un style discret
vues de l'extérieur, les voûtes sont de grandes caves à vin voûtées
au-dessous du niveau du sol où les tonneaux sont entreposés à une
température stable, des conditions idéales pour le processus de
vieillissement.
Les mouvements prônant la modération ont eu un succès variable
pendant la seconde moitié du XIXe siècle et au début du
XXe. Leur plus grande victoire a été l'interdiction de
consommer des boissons enivrantes dans tout le pays, appelée
prohibition, à la suite de la Première Guerre mondiale. En 1878, le
gouvernement adopte la Loi de tempérance du Canada (loi
Scott), qui donne aux municipalités le droit d'instaurer la
prohibition au moyen d'un vote. C'est dans les Maritimes que cette
loi est la mieux accueillie, car la majorité des comtés choisissent
d'interdire la vente d'alcool. Cependant, certains ne partagent pas
cet intérêt pour la sobriété. En effet, déterminés à faire des
profits, des contrebandiers se lancent dans le commerce illégal de
la vente d'alcool à ceux qui ont bien envie de « prendre un
petit coup ». Le long de la côte de l'Atlantique et dans bien
d'autres régions du pays, cette pratique illicite se déroule
souvent dans des endroits isolés que la loi ne peut atteindre. L'un
de ces endroits est Friar's Cove, à Harbour Breton
(Terre-Neuve-et-Labrador), où des contrebandiers contribuent
à fournir de l'alcool aux approvisionneurs et aux citoyens du
secteur.
De nos jours, les grands noms de l'industrie du brassage et de
la distillation détiennent une bonne part du marché, mais les
consommateurs apprécient également de plus en plus les
microbrasseries et brasseries artisanales où la bière est fabriquée
à petite échelle à l'aide de méthodes de brassage plus
traditionnelles. Certains lieux patrimoniaux conviennent tout
particulièrement à ce type d'entreprise spécialisée, par exemple le
Château d'eau à Gatineau, au Québec, qui a été
construit de 1902 à 1905 pour approvisionner la ville en eau
potable mais qui est récemment devenu la brasserie artisanale
branchée les Brasseurs du Temps. Autre exemple de lieu
patrimonial construit à des fins autres que celles auxquelles il
sert aujourd'hui : la rotonde de la rue John à Toronto, qui abrite
maintenant l'entreprise Steam Whistle Brewing. Des visites guidées
sont offertes.
Qu'ils soient ou non des buveurs enthousiastes, on ne peut nier
que les Canadiens entretiennent une relation ambivalente et de
longue date avec l'alcool. Bien des endroits témoignent encore
aujourd'hui des différentes étapes de cette histoire, et nous vous
invitons à les visiter et à lever votre verre aux pionniers de
l'industrie canadienne du brassage et de la distillation. Santé
!